Je vous parle de temps en temps de mes préférences littéraires et des auteurs auxquels je voue une grande admiration. Aujourd’hui, c’est Georges Simenon que je mets à l’honneur.
Écrivain prolixe parmi les plus lus au monde et le plus adapté à l’écran, l’œuvre de Simenon comprend :
102 romans Maigret, 115 autres romans et quelques textes divers. C’est plus de 500 millions de livres vendus ; traduits en 57 langues, et publiés dans 44 pays.
Alors, quel est le secret de Simenon ?
Quelle est sa technique de création ? Son style ?
Un rituel de préparation à l’écriture bien établi
« Tout commence, dit le romancier, lorsque je me sens mal à l’aise dans ma peau. » Un jour, il devient bougon, « pas content » de lui-même — « alors je ne m’y trompe pas, je suis en besoin d’écrire. »
Ce symptôme se renouvelle chaque mois. Et pour lui et ses proches, l’indice est clair. Commence alors une série très précise de dix opérations qui sont les étapes obligatoires appliquées à tous ses romans.
Primo, Simenon se décharge de tout souci pour une dizaine de jours : pas de contrat, ni de visite. Pas de courrier important, sa femme y veille. Simenon ne répond d’ailleurs jamais personnellement au téléphone, n’ouvre pas une lettre.
Puis il fait venir le médecin qui examine le romancier et sa petite famille. Il doit tranquilliser l’auteur… ou lui conseiller d’attendre quelques jours, s’il considère que l’état physique d’un membre de la famille n’est pas satisfaisant.
« Si tout va bien la veille de se mettre au travail », Simenon accomplit seul une promenade. Un temps durant lequel il cherche à se « mettre en train, à créer en lui un vide qui permet à n’importe quoi d’entrer ». Car il sait qu’il doit écrire, mais n’a aucune idée du sujet ni des personnages.
Le quatrième point de « l’opération création » consiste à laisser « surgir et s’épanouir les souvenirs ». Une branche qui bouge, l’image d’un champ de blé, un vol d’oiseaux, le dessin d’un nuage. Des odeurs éveillent souvent des associations brusques d’idées et le plongent « dans des états anciens » évoquant des épisodes de son passé. C’est la clé, il est en chemin et se prépare à créer.
Car c’est dans les trésors de sa mémoire enfantine que Simenon a accumulé la prodigieuse réserve de son talent. Il y détient un univers entier de sons, d’odeurs, de vie, d’êtres qui attendent juste un signe pour surgir. Quelques heures suffisent, quelquefois deux ou trois jours sont nécessaires. En attendant, Simenon marche.
Dès l’univers de ses souvenirs franchi se présente alors le cortège des personnages qu’il a connus dans la situation évoquée. Il ne se souvient ni des noms, ni des chiffres mais du moindre détail : une tache de soleil, une odeur, un bruit, une couleur, un accent. Tous restés présents à l’esprit.
Durant quelques heures, il va revivre certains des moments les plus précieux de sa vie. Et donc les tics de l’un, la coiffure de l’autre, les vêtements du troisième, une certaine attitude ou la posture d’un autre vont se détacher. Et c’est ainsi qu’il crée le personnage central du futur roman, souvent composé de la superposition de six ou huit personnages réels.
Il crée les personnages secondaires en utilisant « le résidu des détails révélés » comme il dit. Tous entrent en scène au premier chapitre. Il invente les autres personnages au fur et à mesure du déroulement de l’action.
C’est seulement à ce moment-là qu’il choisit un état civil à ses personnages. Pour cela, il dispose d’une collection complète d’annuaires de tous les pays. Il recherche environ trois cents noms qu’il recopie. Pendant une heure, tout en marchant dans son bureau, il les lit à haute voix, et vérifie avec l’image du personnage. Quand soudain, l’un d’eux colle parfaitement !
Sur une enveloppe jaune de format commercial (un tic de l’auteur !) Simenon va inscrire le nom, l’âge, le numéro de téléphone, l’adresse du personnage principal, le nom de sa femme, l’âge de celle-ci, le nom et l’âge des enfants, s’il en a, une information médicale sur son personnage. Il procède plus sommairement pour les autres.
Enfin, il va dessiner le plan de la maison où va se dérouler l’action « parce que je dois savoir quand mon héros rentre, s’il pousse la porte à gauche ou à droite et sur quelle vue donnent les fenêtres. »
À ce stade de création, Simenon se pose une question : « Étant donné cet homme, l’endroit où il se trouve, sa profession, sa famille, que peut-il arriver qui l’obligera à aller au bout de lui-même ? »
Il s’agit de forcer le destin, de donner à une vie le coup de pouce qui crée le drame. Deux ou trois heures suffisent à échafauder la situation.
À partir de ce moment-là, Simenon devient son personnage. Il l’incarne et finit même par lui ressembler. S’il marche voûté et les mains derrière le dos, traînant sur certains mots, Simenon fera pareil.
Le premier chapitre sera écrit en trois heures ; les suivants en deux, à raison d’un chapitre par jour.
La journée de Simenon commence à 6 heures. Il se lève le premier, prépare son café et travaille jusqu’à 9 heures.
Puis, comme pour le premier jour, il accomplit sa promenade jusqu’à midi, déjeune en famille, fait une sieste d’une heure, repart se promener avec sa femme. En chemin, ils discutent de « choses anodines », mais surtout pas du roman. Ils rentrent pour le dîner.
Si c’est un roman non dur (un Maigret par exemple) Simenon regarde la télévision en famille et lit les journaux.
Simenon présentait l’écriture des Maigret comme un délassement ! Il a écrit les premiers en trois jours directement à la machine, et la plupart entre sept et douze jours.
Si c’est un roman dur (où Maigret n’apparaît pas), avant de se coucher, Simenon écrit au crayon trois ou quatre pages du prochain chapitre. Mais il ne les relira même pas le lendemain et tapera directement à la machine.
Bien que dans son œuvre, les « romans durs » soient plus nombreux que les récits policiers, Simenon passe essentiellement pour un auteur de romans policiers. Et pourtant ses « romans durs » témoignent d’une grande connaissance psychologique de la nature humaine.
Pendant la rédaction de ces derniers, la tension psychologique est telle que l’écriture s’accompagne de désagréments physique : vomissements, perte de plusieurs kilos. Simenon disait : « Mes romans auront toujours neuf ou dix chapitres, écrits en neuf ou dix jours, car je suis incapable de tenir le coup plus longtemps. »
Le style Simenon
Simenon a forgé son style au rythme des cadences de son clavier.
L’auteur manie avec brio les structures temporelles du récit, avec ses anticipations, avec les émergences d’un passé contraignant qui conditionne le présent.
Mais l’utilisation des structures spatio-temporelles n’est pas la seule à témoigner de la virtuosité technique de Simenon. Ainsi, en ce qui concerne le point de vue, le romancier porte à son maximum d’efficacité narrative le procédé de la focalisation interne.
L’intrigue et la composition ne sont pas négligées non plus. Même s’il a souvent déclaré qu’en commençant un roman il en ignorait la fin, on constate très souvent la présence de divers motifs et thèmes chers à l’auteur jalonnant le récit jusqu’au dénouement.
Quant aux personnages de Simenon, ils pourraient tous être nous, des hommes et des femmes ordinaires, mais qui, eux, vont au bout d’eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux pourraient être un grand frère, une tante, un voisin…
Son devoir de romancier Simenon l’a si souvent dit et redit : c’est de se mettre à notre place, d’exprimer ce qu’il y a dans chacun de nous : l’amour, la haine, la tendresse, la violence… D’écrire la vérité, rien que la vérité !
L’œuvre de Simenon est inclassable, mystérieuse, parfois inquiétante et je ne sais pas pour vous, mais moi, j’adore !
Quelques romans durs à savourer : Malempin, Les Anneaux de Bicêtre, Les suicidés (magnifique roman qui s’articule autour d’un double point de vue), L’Aîné des Ferchaux… J’arrête là, il y en a tellement.
Si vous voulez en savoir plus sur Simenon, rendez-vous sur le site toutsimenon.com
En lisant Simenon, vous découvrirez comment avec une intrigue finalement simple, un décor et des personnages forts, un héros attachant d’humanité, obligé d’aller au bout de lui-même, vous obtenez un très bon roman !
Bonne lecture
À vos succès d’écriture…
Quel roman de Simenon vous a le plus marqué ?
Quelles techniques d’écriture avez-vous retenues ?
Chez Simenon, les personnages, le décor, l’intrigue tout paraît ordinaire, mais cela ne suffit pas à faire un bon roman que tout le monde pourrait écrire. L’indice qui fait réfléchir c’est justement la forme de transe qui le prend quand il écrit. C’est magique et extraordinaire, rien à voir avec le côté lisse et banal de son écriture. Un jour je l’ai écouté en parler à la TV, on avait l’impression d’une femme qui accouche, c’est une vraie crise physique. Je me demande encore à quoi ça correspond chez un auteur ?
Une vraie crise… d’écriture !
Merci Marie-Adrienne pour ce portrait très détaillé de Simenon ! Sur le site de l’INA, tu trouveras également des interviews très intéressantes. 😉
Merci pour ton commentaire et les infos INA.
je jetterai un œil à ces interviews
Bien à toi
Décidément, si nous avons eu pratiquement les mêmes livres de « base » pour l’écriture, nos maitres « auteurs » se rejoignent aussi, après Zweig (c’est le joueur d’échecs qui m’a lancée dans la lecture), voilà les romans « durs » de Simenon. Mon préféré que je conseillerai à qui voudrait découvrir Simenon :
La lettre à mon juge.
dommage que son antisémitisme primaire et bien réel (lisible dans certains romans) salisse son image et son talent de psychologue et de romancier.
Bonjour
Vous avez raison le roman La lettre à mon juge, est à lire absolument.
Bien à vous.
whouah ! Marie Adrienne !
Tu m’as donné envie de lire Simenon !
Comme beaucoup, je n’en connais en fait que des épisodes TV, des Maigret interprétés par plusieurs comédiens, mais je ne me suis jamais plongée dans un de ses romans. Ni dans un roman « dur »
Pour sur ! j’irais à la bibliothèque cette semaine pour explorer.
De plus, en connaissant maintenant ses rituels de mise-en-écriture, je vais chercher les miennes tout en savourant les siennes…
Quand j’écris je me réfère aussi à des éléments de mon passé, en me basant sur des personnages réels. Mais pas en en superposant autant d’un coup sur un seul, là je vais essayer de noyer plusieurs personnalités en une, « à la Simenon… »
Merci !
Amitiés
Isabelle
Contente de t’avoir donné l’envie de découvrir les romans durs de Simenon.
Pour ma part, je n’ai jamais lu de Maigret. En revanche, j’étais accro aux séries Maigret de la télévision.
Bonne lecture !
Merci de votre présentation de la méthode d’écriture de Simenon. J’en ai eu un sens assez vague, mais ayant maintenant toutes ces étapes aussi détaillées est formidable. (Un petit ajustement des chiffres : je crois qu’il y a 103 œuvres Maigret, dont il y a 75 romans et 28 nouvelles.)
David
http://www.davidpsimmons.com
Merci pour les ajustements.
Bien à vous
Oui, cet article m’a plu, découvrir la technique d’autres auteurs est merveilleux, nous sommes tous si différents.
Merci
Bonjour
Effectivement, c’est toujours intéressant de connaître les techniques des autres.
Bien à vous
Merci Marie-Adrienne pour ces informations pratiques.
Mon parcours suit celui d’Isabelle : comme elle, j’irai à la bibliothèque, poussé par ton enthousiasme !
Alors bonne lecture !
Aujourd’hui encore, certains ateliers d’écriture se basent sur les techniques d’écriture de Simenon pour apprendre à construire des intrigues. Merci pour ce billet 🙂
Merci pour votre commentaire.
Bien à vous
Bonjour Marie Adrienne
Suite à l’article, j’ai renoué avec Simenon que j’avais quelque peu délaissé. Il faut bien de temps en temps se laisser abandonner à l’envie de connaitre d’autres auteurs. Parmi ces derniers, Ruth Rendell (lisez le journal d’Asta sans hésiter) et Pierre Magnan (La maison assassinée et surtout… Le commissaire dans la truffière… un délice d’écriture).
Pour Simenon, j’avais de quoi choisir. Je possède les 7 premiers tomes de ses œuvres. J’ai relu pour la troisième fois et avec la même saveur « La jument perdue « et je m’incline toujours aussi respectueusement devant son indéniable talent. Le raccommodeur des destins … ainsi était surnommé joliment Maigret par Simenon… Simenon lui même en était un.
Merci pour cet article. Franchement, lire Simenon devrait être une obligation.
Ah au fait, j’ai aussi découvert Philippe Besson par le biais de son tout dernier livre « La Maison atlantique ». Style extraordinaire, sec, épuré, mais efficace. j’espère vous avoir donné envie.
Cordialement
Marie Th
Merci pour votre contribution.
Oui Simenon est à lire pour qui veut écrire car il y a matière à apprendre au point de vue de technique littéraire.
Quant à Philippe Besson, j’adore son écriture, fine et épurée. Je l’ai personnellement rencontré alors que j’étais membres du jury du Prix France Télévision en 2000. Il était en lice pour « Son frère » et j’ai tellement défendu son livre pendant les délibérations que l’attaché de presse de chez Fayard m’a présentée à lui. Philippe Besson est un être attachant, sympathique. Je garde un grand souvenir de notre échange. Vous m’avez donné envie de lire « La maison atlantique ». Je ne l’ai pas encore lu mais je crois que je ne vais pas tarder !
Bien à vous
Bonjour Marie Adrienne et merci pour votre réponse.
Quel beau souvenir que la rencontre d’un écrivain. J’espère que vous nous ferez partager vos critiques au sujet de la maison atlantique quand vous l’aurez lu.
Je vous souhaite de bonnes fêtes de Noël ainsi qu’à vos proches et recevez tous mes voeux 2015 . Quant à votre site, qu’il continue ainsi !!!
Marie Thérèse
Marie-Thérèse, j’ai une longue liste de livres en prévision de lecture. La maison atlantique y figure… donc je le lirai !
Non seulement je compte bien continuer le blog et je pense même l’améliorer.
Merci de vos voeux. Je vous adresse les miens en retour. Que 2015 soit une grande année d’écriture !
Bien à vous.